Les inégalités dépassent la fiction - L’édito JUSTICE du 17 janvier 2022

Dans le monde de Netflix, un succès d'audience chasse l'autre. Ces jours-ci, tout le monde parle de Dont look up, déni cosmique, métaphore de notre aveuglement sur la catastrophe climatique en cours.

La fin de l'année 2021, il y a une éternité, était marquée par Squid Game, série sud-coréenne dans laquelle 456 participants surendettés se livrent à des jeux d’apparence enfantine mais à l’issue fatale. Avec une règle simple comme une guillotine: si le gagnant empoche des millions, les autres sont promis à une mort violente. Guettés par la misère, les joueurs s’engagent dans un élan aussi lucide que désespéré. Pourquoi ? Parce que le jeu leur paraît moins terrible qu’une vie de pauvreté. Et que leurs chances de réussite y sont finalement plus élevées. Ce macabre calcul est le moteur de la série. Vous avez dit violent?

Et bien, Squid Game, c’est de la gnognote. C’est brutal, d’accord. C’est gore, j’en conviens. C’est pessimiste, à n’en pas douter. Mais ça reste une fiction. Aucune série Netflix n'est plus dure que les faits - et les chiffres - rapportés par le dernier rapport Oxfam: les inégalités contribuent à la mort d'au moins 21 000 personnes par jour, soit une personne toutes les quatre secondes ; 99 % de la population mondiale a vu ses revenus chuter depuis le début de la pandémie, pendant que doublait la fortune des dix hommes les plus riches du monde, passée en deux ans de 700 milliards de dollars à 1,5 billion de dollars. Environ 15 000 dollars par seconde, 1,3 milliard de dollars par jour. Les chiffres ne vous parlent pas? Attention spoiler, on résume: les riches sont toujours plus riches et écrasent chaque jour davantage les plus pauvres. Pour les personnes en situation de pauvreté, la société ressemble à un gigantesque jeu survivaliste dans lequel les dés seraient pipés.

La pandémie a aggravé les choses, en enrichissant davantage encore ceux dont les mains débordaient déjà de richesses accumulées. Me direz vous, toute crise à ses gagnants. Des profiteurs de la crise. Il y en a toujours eu: les prêteurs sur gage qui contre un inestimable bijou de famille consentent le montant d’un demi-loyer, les organismes de « crédit minute » qui, à la faveur de quelques cliques et de l’urgence, expédient des foyers aux abois sur l’autoroute du surendettement, les arnaqueurs de tous poils et de tous horizons qui savent si bien faire croitre l’argent sur la misère.

Mais la pandémie du Covid 19 a vu pousser une nouvelle espèce de gagnants, arrosée d’engrais publics. Car le quoi qu’il en coûte n’a pas coûté à tout le monde. Déjà le quinquennat d’Emmanuel Macron avait commencé avec une série de cadeaux pour les entreprises, de la suppression de l’ISF à la diminution du taux d’impôt sur les sociétés, jusqu’à la transformation du CICE en allégements pérennes de cotisations. Mais depuis deux ans, la crise sanitaire a permis à des grands groupes français de bénéficier d’aides publiques phénoménales, sans aucune contrepartie ni sociale, ni fiscale, ni environnementale. Ils licencient ? L’État subventionne. Ils envoient leur argent dans les paradis fiscaux ? Bercy regarde ailleurs. Ils polluent ? Considérons les dividendes plutôt que l’empreinte carbone.

Ici, il faut rappeler une vérité qui dérange les tenants du libéralisme échevelé: non seulement les inégalités paraissent hors de contrôle, mais de surcroit la contribution au dérèglement climatique des plus riches est déterminante. Ainsi, Jeff Bezos émet 75 tonnes de CO2 en 11 minutes juste pour faire le guignol dans l’espace, autant qu’un milliard de terrien·nes sur une vie entière. Comme la crise écologique, les inégalités sociales ne sont pas un accident de l'histoire mais le fruit d'un système qui prospère sur la prédation, l'accumulation et le vol. Un dernier chiffre pour la route, pour mesurer le poids des déséquilibres planétaires? Plus de 79% des Français·es ont reçu au moins une dose de vaccin contre la Covid-19 quand 85% de la population africaine, soit environ un milliard de personnes, n’a pas encore eu accès au sérum.

Retour en France. Quand on vise les plus précaires, à coup de baisse d’APL, de réforme d’assurance chômage, et de taxe carbone, pendant que l’État dit « providence » enrichit les milliardaires par son laxisme et sa pusillanimité, on opère un choix politique très clair qui consiste à délibérément maintenir dans la pauvreté celles et ceux qui y sont plongé·es. Dans Squid Game, au moins, tout le monde à sa chance. Dans le monde réel, rien n'est moins certain. Voila pourquoi nous nous engageons d'un même tenant pour le climat et pour la justice sociale: c’est le système dans son ensemble que nous voulons changer.

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