La souveraineté solidaire est le seul chemin vers la paix - L’édito JUSTICE du 4 mars 2022

Optiquement, la planète visibilisée par nos médias est devenue jaune et bleue. Nos réseaux sociaux d'abord. Puis nos villes. La tour Eiffel à Paris, le Colisée à Rome, la Porte de Brandebourg à Berlin. Hors de l’Europe, l’Opéra de Sidney en Australie… Depuis le début de l’offensive russe, des monuments du monde entier se parent des couleurs de l’Ukraine. La contestation de la guerre en cours semble donc planétaire. Mais l'occident n'est pas le nombril du monde. Politiquement les choses sont plus compliquées.

De grandes puissances comme le Brésil de Bolsonaro, l'Inde de Modi, ou encore la Chine campent sur des positions plus ambiguës, quand elles ne défendent pas clairement les options de la Russie de Poutine. Quant à nombre d'états africains, le peu de cas habituellement fait de leur sort par les occidentaux ne les a pas disposés à faire preuve d'une grande empathie à l'égard d'une guerre sur le continent européen. Et les images obscènes de ressortissants Africains voulant fuir l'Ukraine, malmenés et recalés sans ménagement, viendront immanquablement nourrir une nouvelle humiliation qui alimentera la puissance d'attraction de Poutine sur le continent africain. Je finis par l'attitude des États-Unis d'Amérique dont les discours vibrants de Biden masquent mal la volonté isolationniste de la majorité du pays. Bref, nous sommes plus seuls que nous le pensons. La solidarité européenne est donc une épreuve de vérité. Pour l'heure, elle tient. Et nous devons nous en féliciter, tant ce qui se joue dépasse de loin la seule question de l'Ukraine. Nous sommes solidaires, disent les états de l'Union. Nous sommes solidaires, disent citoyennes et citoyens qui manifestent, drapeau ukrainien à la main. Et cette solidarité nous réconforte un peu, en figurant un imaginaire politique européen momentanément réunifié. Nous sommes solidaires, oui mais jusqu’où ? La question du prix de l'énergie, soumet nos valeurs à un régime de basse matérialité. Notre solidarité est aussi indexée sur notre capacité à absorber les chocs économiques et sociaux provoqués par l'agression du gouvernement Russe. Proclamer le respect des droits humains dans l'urgence de l'émotion ne nous exonère pas d'entamer enfin le travail de changement de modèle que l'Union européenne ne cesse de différer.

La tempête russe a grondé aux portes de l'Europe au moment même où l’Union européenne baissait la garde sur sa dépendance aux énergies fossiles, inapte à transformer en réalité ses ambitions climatiques et son souci d’autonomie. Soumis au transcendant désir de croissance et tétanisés par la puissance incandescente de Vladimir Poutine, les États membres de l’Union européenne ont préféré le statu quo de la prison gazière, pétrolière et agricole, aux économies d’énergie et aux renouvelables pourtant seules garantes de notre liberté et de notre sécurité énergétique. Longtemps, le pari a consisté à croire que l'interpénétration croissante des économies était en elle-même une garantie de paix. C'était le mythe de la mondialisation heureuse devant déboucher mécaniquement, par la seule force du marché sur une ère de prospérité et d'équilibre. Las ! C’était faire peu de cas des soubassements géologiques de nombre de conflits. Souvent, l'idéologie et l'Histoire n'y sont convoquées que pour masquer une lutte féroce pour l'appropriation des ressources. Du coup les questions écologiques, économiques et militaires sont inextricablement liées. Les débats en cours sur la manière de répondre aux enjeux climatiques déterminent aussi la paix planétaire. Sans faire pivoter radicalement notre modèle énergétique actuel, nous ne serons capables d'assurer ni la résilience face à l'effondrement en cours, ni la paix face aux pulsions d'accaparement qui ne manqueront pas de surgir, assises sur des mythes identitaires mais exacerbées par des tensions écologiques. Chacun doit donc comprendre que nos choix énergétiques actuels portent la guerre comme la nuée ardente porte l'orage.

En pleine invasion de l’Ukraine, dont on ne dit pas assez que les réserves gazières et en eau ont aussi suscité l’appétit du chef de l’état russe, les diplomates de Poutine vantaient auprès du GIEC les « impacts positifs » (!) du réchauffement climatique. Alors que le Groupe d’experts sur l’évolution du climat s’apprêtait à rendre un rapport historique sur les conséquences de la catastrophe climatique, la Russie de Poutine préférait se réjouir de voir de nouveaux puits de ressources fossiles rendus progressivement accessibles par la fonte des glaces arctiques. Le Secrétaire général des Nations-Unies Antonio Guterres nous le rappelait lundi dernier : les causes et les conséquences du dérèglement climatique sont systémiques, et imbriquées aux énergies fossiles. Ces dernières nourrissent déjà les conflits à travers le monde, et en alimenteront un nombre croissant : s'y adapter comme s'en détourner, nous coûte, au sens propre comme au figuré. Les efforts aujourd’hui demandés aux citoyennes et citoyens européen·nes pour accompagner l’effort de résistance ukrainien, alors qu’ils sont déjà confronté·es à une forte hausse des prix de l’énergie et du coût de la vie en sont une nouvelle démonstration. La solidarité dont nous faisons aujourd’hui preuve à raison doit nous conduire à mieux agir et mieux anticiper.

Le coût de notre dépendance à la Russie est colossal, et il n’est pas que financier. Nous -Union européenne, Royaume-Uni, États-Unis-, finançons encore aujourd’hui l’effort de guerre russe à hauteur de 700 millions de dollars par jour par l’achat de matières premières, dont les énergies fossiles. Avons-nous déjà oublié que toujours l’accès à ces ressources fut source de conflits? Faut-il rappeler (pour ne citer qu’elles) la crise du pétrole iranien entre l’Union soviétique et les États-Unis en 1946, les tensions de 1956 autour du canal de Suez -point de passage stratégique pour le pétrole-, la guerre du Kippour en plein choc pétrolier ou encore la guerre Iran-Irak et l’épisode du détroit d’Ormuz en 1984 ! L’enjeu n’est pas seulement, aujourd’hui, de couper les vivres du régime de Poutine, mais de créer pour demain un nouveau modèle et dessiner une nouvelle mondialisation.

Nous avons neuf mois. Neuf mois avant que la coupure potentielle de l'approvisionnement russe ne pose problème sur le territoire de l’Union européenne. Neuf mois, pour sortir le parc européen du bâti du gaz, multiplier les sources d'énergies renouvelables et surtout instaurer une réelle solidarité européenne, pour que les pays qui dépendent complètement de la Russie puissent enfin s'appuyer sur d'autres États membres, comme la France, dans les temps difficiles. Neuf mois à consacrer au climat et à l’autonomie.

J’écris « autonomie », et non pas « autarcie » à dessein, car l’une des leçons majeures que nous devons tirer de la guerre en cours, c’est précisément que ni autarcie, ni interdépendance financière ne sont des outils de paix ou de prospérité. L’histoire n’a retenu du “doux commerce” de Montesquieu que l’idée selon laquelle la civilisation reposerait sur les échanges monétaires ; en omettant la dimension humaine, celle de l’échange et de la relation. L’Europe elle-même s’est construite sur l’idée selon laquelle l’interdépendance par le marché, et des marchés eux-mêmes, serait gage de paix. Cette idée montre aujourd’hui toutes ses limites.

En rédigeant cet édito, je pense aussi aux théoriciens de la dissuasion nucléaire, qui en assumaient le « paradoxe de la stabilité-instabilité » : la possession de l'arme nucléaire peut dissuader et ainsi assurer la stabilité ; ou au contraire inciter -notamment à l'agression militaire de pays qui ne disposent pas de cette arme de destruction massive. Il en est de même pour l'interdépendance envisagée sous le seul angle de l’échange monétaire : l’agressé et ses alliés, sont entravés dans leur réponse ou leur riposte face à celui dont ils dépendent si lourdement, en l’occurrence Vladimir Poutine.

La façon dont l’Union a répondu avec cohésion et solidarité aux crises sanitaire puis ukrainienne est prometteuse. Mais elle ne dit rien des choix à opérer demain. Nous ne pouvons accepter que le seul horizon européen soit la mise en commun des programmes de financement d’armes de guerre, ou des plans de relance dopés aux énergies fossiles. Nous avons besoin d’un reboot complet du projet européen. Pour devenir une puissance qui compte, nous devons porter un modèle politique pionnier. Il nous faut penser une nouvelle forme d’autonomie, respectueuse des besoins de la Terre, et qui accepte enfin une vraie solidarité à l’intérieur de ses frontières -notamment en garantissant l’interconnexion énergétique des états membres de l’Union et une solidarité dans les tempêtes. Ce projet d’autonomie solidaire doit aussi être le fondement d’un nouvel ordre mondial. Notre responsabilité est là: inventer de nouvelles manières de construire la paix, la prospérité et la justice.

Mon espoir, puisqu’il en faut aussi (surtout) dans ces moments, c’est que cette crise impulse une nouvelle dynamique. Puissions-nous comprendre que la "souveraineté solidaire" tant défendue par la regrettée Mireille Delmas-Marty, est la seule voie pour reconstruire un monde mis à mal par les conflits pour les ressources fossiles, et la course à la puissance-domination que ces dernières engendrent. La guerre n'est jamais derrière nous. Et la paix reste un objectif politique et moral pour lequel nous devrons inlassablement nous battre. Nous ne pourrons ni baisser les bras, ni baisser la garde, face à l'infamie et à la barbarie. Jamais non plus, nous ne devrons à nouveau, nous placer ainsi entre les mains d'autocrates qui n'ont de respect ni pour les droits humains et la démocratie, ni pour la paix, ni pour la planète.

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COMMUNIQUÉ - Politique gazière européenne : la faute du Parlement Européen

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Pour le climat, pour la paix, pour la justice : sortir des énergies fossiles, d’où qu’elles viennent.