EN SE LIBÉRANT, LES FEMMES CONTRIBUENT A SAUVER LE MONDE - Édito du 8 mars 2023

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Quand on veut noyer son chien on l'accuse d'avoir la rage. Quand on veut s'attaquer aux féministes, les stratégies varient. On les menace au nom du désordre qu'elles incarnent, on leur enjoint de se taire, on les caricature pour mieux les ridiculiser.
 
Dans la société du ricanement, la moquerie permanente sert à dégoupiller toute forme de subversivité. Ces derniers temps, on rit grassement, d'un air entendu, dans le confort de l'entre soi masculin, à l'évocation de l'écoféminisme. Comme si vouloir conjuguer le soin de la terre et la volonté d'émancipation des femmes constituait une forme d'hérésie.
Le summum est atteint quand on campe les écoféministes en bourgeoises blanches, aussi susceptibles que nanties, concentrées sur leur seul nombril qu'elles confondent avec celui du monde. Quittons les salons parisiens: l'écoféminisme est l'un des courants de pensée et d'action les plus revigorants face aux crises que nous traversons. Il n'est pas une mode, mais une matrice capitale pour penser une alternative au capitalisme de la catastrophe.
 
Je reviens d'Inde où je me suis rendue à l'invitation de Vandana Shiva, l'une des figures les plus importantes du combat écoféministe qui réunissait à Dehradun, dans l’état d’Uttarakhand, plus d’une centaine de femmes en provenance de tout le pays et de partout autour de la planète pour célébrer le vivant. J'ai trouvé la matière à poursuivre mon combat pour le climat et les droits des humbles.
 
En droite ligne du mouvement Chipko qui mobilisait en Inde des femmes contre la destruction des forêts, l'écoféminisme de Vandana Shiva bouscule les multinationales, parce qu'il pose la question de la diversité des semences qui peuvent permettre aux femmes d'assurer leur subsistance et celle de leurs enfants. Le premier des droits des femmes ici défendu, c'est le droit de subsister. Leur dignité passe d'abord par leur survie. Et leur survie passe par la sauvegarde des ressources naturelles, qui elle-même dépendent de la protection du vivant dans son ensemble. Voilà ce qu'est l’écoféminisme: une pensée de l'unicité du vivant et une praxis libératrice qui en se concentrant sur l'autonomie matérielle des femmes, pose de concert la question sociale, la question environnementale et la question du respect des droits des femmes à disposer librement de leur vie. C'est donc un féminisme de combat, non pas contre les hommes (triste de devoir encore l'écrire en 2023) mais contre l'ordre social patriarcal et écocidaire qui menace les femmes.
 
L'écoféminisme se dresse ainsi contre le modèle économique qui est celui de l’oppression conjointe de la Terre et des êtres humains, en particulier des femmes. Il n'est pas seulement une théorie de l'égalité, mais une démonstration concrète qu’un autre modèle est possible et absolument nécessaire. Le patriarcat a consisté à imposer qu'une moitié de l'humanité en domine une autre. En soi, c'est déjà insupportable. Mais la domination masculine a partie liée avec les autres mouvement d'oppression et de destruction qui ont sévi, et sévissent encore. Ainsi, ce sont bien l’aspiration au pouvoir et à la domination, à l’extraction et l’exploitation, à l’accaparement et à la chosification, à la monétarisation et à la financiarisation qui causent la violation des droits humains et de la nature partout autour de la planète. Ceci n’est guère plus longtemps « soutenable ».
 
Capitalisme écocide et patriarcat ont beaucoup en commun, à commencer par les rapports de domination. Ceux qui pillent la Terre et épuisent les ressources naturelles au nom de la croissance et de la rentabilité sont aussi ceux qui asservissent les femmes, les contraignant à des emplois garantissant la rentabilité, mais toujours précaires, à mi-temps, et sans reconnaître leur pénibilité. C’est la même course au pouvoir et au profit qui a nié l’existence et la voix des femmes, bafoué et violé la Terre. À moins que ce ne soit l’inverse. Aujourd’hui encore, les hommes détiennent 70% des richesses et 80% des terres de la planète. Neuf milliardaires sur dix parmi les plus de 2 000 milliardaires que compte la planète sont des hommes. Des milliardaires souvent assis sur des fortunes issues de l’exploitation de la planète, en premier lieu desquelles, de manière directe ou indirecte, les énergies fossiles et l’agro-alimentaire.
Après s’être accaparés les ressources génétiques, à des fins agricoles ou sanitaires, à travers les brevets et la biopiraterie, les grandes entreprises mais aussi leurs propriétaires, tentent de nous faire croire qu’ils sont les grands sauveurs du vivant. Le philanthro-capitalisme est à la mode, et conduit les plus grands milliardaires du monde, à l’instar de Bill Gates pour la santé, de Jeff Bezos pour les données biologiques de l’océan, ou Ted Turner pour l’environnement, à monter des fondations supposément philanthropiques qui leur permettent en réalité d’avoir accès aux mêmes ressources que celles qu’ils souhaitent commercialiser. Curieux, non ?
 
L'incapacité du capitalisme à résoudre les problèmes qu’il a lui-même créés, les femmes écologistes l’ont compris depuis longtemps, elles qui, dès les années 70s, se sont levées contre le danger nucléaire à Three Miles Island ou avec Françoise d’Eaubonne, contre la dévastation liée aux pesticides avec Rachel Carson, contre la destruction des cultures et des droits bioculturels avec Wangari Maathai, depuis nommée Nobel de la Paix, ou encore quand en 1980, plus de 2 000 femmes se réunissaient au Pentagone contre l’écocide agent orange utilisé par l’armée américaine au Vietnam. Toutes n'étaient pas écoféministes, mais toutes ont nourri l'écoféminisme. À travers leurs pensées, leurs écrits et surtout leurs actions, partout à travers le monde, des générations de femmes ont montré qu’une économie du care - du soin - était nécessaire et qu’il nous fallait respecter les limites de la planète pour établir un modèle économique et social mondial égalitaire et respectueux de chacun, et surtout de chacune.
 
Il nous faut une rupture radicale avec les présupposés du modèle actuel de développement. Cette rupture, l'écoféminisme tel qu'il vit dans les pays du sud, propose de la fonder sur la libération des femmes. Chargées du soin dans les familles, de la recherche de l’eau, mais aussi du jardin et de l’alimentation domestique (elles fournissent parfois jusqu’à 80% de l’alimentation du foyer), les femmes n'ont pas d'autre choix que de construire en conscience une nouvelle relation avec le vivant, qui relève cette fois de la "bonne économie". La préservation des semences hors des mains des grandes entreprises, la lutte contre l’usage des dangereux pesticides et engrais chimiques, l’entretien des savoirs traditionnels fussent-ils indigènes, tribaux ou universels, ou encore le soin porté à l’autre - dont le non-humain - constituent des solutions bien plus efficaces que l'illusion techniciste ou la financiarisation face aux défis que rencontre le monde aujourd’hui.
 
Si les femmes comptent pour 70% de la population des pauvres de la planète, sont les premières victimes du dérèglement climatique (le risque de décès est 14 fois plus élevé pour les femmes lors de catastrophe météorologique selon l’ONU), et si la désertification, la sécheresse, les pollutions diverses... rendent encore plus difficile leur accès à la santé ou à l’éducation, les femmes font définitivement partie de la solution. En se libérant, elles pourraient bien sauver le monde. Le patriarcat qui les entrave nous fait perdre un temps que nous n'avons déjà plus, face à l'effondrement en cours.

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